Quand la jeunesse japonaise refuse de rentrer dans le rang
En butte au modèle de société de leurs aînés, les jeunes japonais vont chercher dans les marges d’autres façons de vivre. Quitte à faire des métiers insolites, parfois aussi invisibles.
Malgré le succès des manga et anime, le Japon semble toujours loin de l’Occident. Il s’y passe pourtant des choses qui ne sont pas sans rappeler des événements survenus notamment en Europe de l’Ouest, où une partie de la jeunesse cherche et invente de nouvelles façons de vivre.
Une quête universelle de sens
C’est le cas sur le plan professionnel, comme l’ont montré les étudiants d’AgriTech en exprimant publiquement leur choix de ne pas adopter de métiers destructeurs de la planète, à l’image plus globalement de ces jeunes actifs qui déclinent des postes en or sur le papier au service des grandes entreprises, et même ces étudiants qui, avant ou près le Bac, se cherchent des filières qui « font sens ».
Au Japon, faire des études ferait presque passer ParcoursSup pour une balade le long d’un sentier côtier un matin d’été dégagé. Les concours sont partout, dès le passage du collège au lycée, puis ensuite, pour intégrer une « bonne » université. Bien se positionner commence en réalité dès le berceau, avec les jardins d’enfant (la mini-série La maison de la rue en pente diffusée sur Arte en est une poignante illustration). La pression est immense, et permanente, pour « réussir ». Un échec équivaut à une condamnation sans appel.
Comment s’en sortir, dès lors qu’on n’est pas calibré pour briller dans les études, ou qu’on ne dispose pas de réseau professionnel, ou quand on n’est guère motivé par la voie du salaryman, l’employé de bureau type, qui représente toujours l’objectif à atteindre de la classe moyenne ?
Une résistance de la débrouille
Bien sûr, nombre de jeunes japonais continuent d’épouser la cause de leurs parents. On observe cependant une désaffection des jeunes femmes pour le rôle de mère au foyer, ce qui se traduit par une baisse de la natalité. En effet, elles sont de plus en plus nombreuses à continuer de travailler plutôt que d’élever un enfant en étant dépendante du salaire de leur conjoint — marier carrière et vie de famille, pour une femme, est encore très mal vu au Japon et reste l’exception absolue. Une petite révolution silencieuse, mais qui n’est pas le coeur de notre sujet.
Et puis, il y a tous ces vingtenaires, trentenaires, maintenant, qui résistent. Et qui vivent dans une sorte « débrouille » permanente, plus ou moins organisée, plus ou moins institutionnalisée. Ils enchaînent alors les « petits boulots », ce qui leur vaut le surnom de freeters. La liberté avant tout. En rupture avec les parents, les chefs, contre les injonctions sociales de gagner de l’argent, consommer, fonder une famille.
Nettoyeuse d’oreille… ou des morts
Longtemps considérés comme des parasites, ces « serial jobers », qui au départ du phénomène, étaient surtout des recalés du système, sont dorénavant volontaires pour accomplir les basses besognes dont personne ne voulait et qui ne mènent, en terme de carrière, nulle part. Serveur ou serveuse, cuistot dans un fast-food, vendeur ou vendeuse, des emplois classiques quand on n’est pas diplômé, auxquels viennent s’ajouter des postes liés à une économie de service très développée. Car tout se loue, au Japon. Des personnes pour s’occuper de vos plantes, animaux, appartements, etc., bien sûr, mais aussi pour garnir les rangs de votre mariage — on peut louer un faux invité qui prononcera même un discours, si besoin, en se faisant passer pour un proche ou un collègue — ou pour endosser, le temps nécessaire, le costume de frère, soeur ou petit.e ami.e. Il y a aussi les emplois dédiés aux femmes, qui alimentent les fantasmes tant de l’homme japonais qu’occidental : hôtesse de bar, nettoyeuse d’oreille, etc.
Et puis, en bout de chaîne, il y a ces métiers invisibles ou presque, et pourtant sans lesquels la société tout entière irait à vau-l’eau. L’illustration parfaite en étant les entreprises de « nettoyage » qui interviennent après le décès des kodokushi, ces personnes mortes depuis longtemps sans qu’on s’en aperçoive. Les employés s’occupent des effets des défunts et de l’intérieur, souvent très altéré, des habitations. Une réalité passée sous silence, mais qu’une partie de la population, celle qui préfère rester dans les marges, est prête à assumer — pour peu qu’on ne soit pas rebuté par les dégâts causés par la mort — et qui répond aussi au problème de société que sont les kodokushi. Cette drôle de rencontre entre la jeunesse et ses aspirations, et les morts partis sans bruit et qu’on préfère cacher, est au coeur de mon roman Nos vies entre les morts. Le récit, axé sur les jeunes employés chargés de nettoyer les logements, traduit ainsi les difficultés à trouver sa place dans un monde terriblement contraint et codifié, et comment certain.es, par des chemins détournés, parviennent malgré tout à s’y épanouir.